- 1 Sur l’évolution de la BD numérique des années 1990 à
nos jours, voir Julien Baudry, « Généalogie d (...)
1Au regard des
créations audiovisuelles (cinéma, art numérique, etc.), qui produisent des images animées et
sonores, voire interactives dans le cas des narrations digitales, la bande dessinée apparaît comme
un média technologiquement rudimentaire, dont les seules ressources expressives sont le texte et
l’image. L’image de BD est en effet nécessairement fixe (c’est-à-dire non animée) et muette, au
sens où les paroles et bruits qui peuplent l’univers diégétique sont reproduits sur un mode
uniquement visuel et graphique. L’impossibilité de sonoriser le récit est bien sûr étroitement
liée aux caractéristiques matérielles du support papier. Intrinsèquement insonore, le papier
interdit a priori
l’utilisation de contenus audibles. D’où la stabilisation d’un ensemble de conventions
iconotextuelles (bulles, onomatopées, etc.) pour rendre compte des émissions sonores et ainsi
pallier l’absence de séquences audio. L’apparition d’une bande dessinée dite numérique, d’abord
sous forme de CD-Rom à la fin des années 1990, puis sur le web à partir des années 20001, a sans surprise bouleversé cette approche
strictement graphique du son. Le numérique autorise l’utilisation de bruitages et de musiques,
voire de voix préenregistrées (intervention du narrateur, prononciation des dialogues, etc.), de
sorte que le contenu sémantique n’est plus seulement délivré par le texte et l’image, mais aussi
par des éléments sonores. La BD numérique invite donc le lecteur à tendre l’oreille, là où sa
devancière papier reposait exclusivement sur le canal visuel. L’écoute s’ajoute au
voir, ainsi que le
remarque fort justement Thierry Groensteen :
- 2 Thierry Groensteen, Bande dessinée et
narration, Paris, PUF, 2011, p. 74.
[…] la bande dessinée papier était polysémiotique, puisqu’elle associe
ordinairement le texte et l’image, mais elle est monosensorielle, ne sollicitant que la vue. La
bande dessinée numérique de création peut jouer d’un déploiement sémiotique plus large, elle est
plurisensorielle dès l’instant qu’elle fait intervenir le son2.
2Cet article se
propose précisément d’interroger l’introduction de cette « plurisensorialité » dans
l’expérience de lecture d’une bande dessinée. Notre propos s’articule en trois temps :
-
la
première partie montre que l’usage du son modifie en profondeur le fonctionnement sémiotique et
narratif du médium, jusque-là uniquement fondé sur l’alliance du texte et de l’image ;
-
- 3 Voir entre autres Philippe, Marion,
« Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherch (...)
la
deuxième partie traite des différents types de sons utilisés par les auteurs et de leurs
conséquences sur la lecture. En nous appuyant sur l’analyse de deux BD numériques, nous montrons
que l’utilisation de segments audio peut renforcer l’immersion fictionnelle et contribuer à la
construction de dispositifs énonciatifs complexes, au risque cependant de prescrire un temps de
réception correspondant à la durée de l’émission sonore (à l’inverse du support papier qui,
comme chacun sait, laisse au lecteur le soin de gérer son rythme de lecture). Les notions
d’hétérochronie et d’homochronie, empruntées au narratologue Philippe Marion3, nous aideront à mieux cerner ces effets de prescription temporelle.
-
Enfin,
la conclusion de cet article tente de restituer ces expériences sonores dans l’histoire du
Neuvième art, ce qui nous permettra, in fine, de dégager quelques éléments de réflexion
sur le devenir numérique de la bande dessinée.
3Comme nous
l’évoquions plus haut, la bande dessinée papier mobilise toute une série de moyens graphiques pour
suggérer le son. Si, dans la majorité des cas, les qualités monstratives du dessin
suffisentà déduire la présence d’un bruit (inutile, par exemple,
d’apposer une onomatopée sur une vignette figurant un accident de voiture : la scène, par sa
teneur, suppose un fracas terrible que le lecteur déduit sans difficulté), il est indéniable que la
question du son a également motivé des solutions plastico-graphiques profondément ancrées dans
l’histoire du neuvième art. Les bulles sont ainsi le réceptacle de la voix, les onomatopées
reproduisent le vacarme du monde, les contours tremblés (des lettres ou des bulles) peuvent à
l’occasion appuyer la puissance d’un hurlement. Pour certains théoriciens, c’est dans cette
traduction visuelle de la composante sonore que réside l’une des spécificités du médium. Le
sémiologue Pierre Fresnault-Deruelle précise à ce sujet :
- 4 Pierre Fresnault-Deruelle, « Le Fantasme de la
parole », Europe, n° 720, 1989, p. 54-64.
[…] la bande dessinée doit une bonne part de sa spécificité au fait
qu’elle travaille à produire massivement tout un théâtre d’indices : le sonore et le
mouvement, qui constituent évidemment l’irreprésentable de toute image fixe, sont le manque à
partir duquel s’est constitué, pour les comics, un appareil de suppléance original4.
- 5 Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la
communication, Paris, La Découverte, 1998.
4Assigner,
comme le propose Fresnault-Deruelle, un caractère « d’irréprésentabilité » au son et au
mouvement mérite selon nous discussion. Ni le son ni le mouvement ne sont en soi des
« irreprésentables ». Tout au plus mettent-ils à l’épreuve les potentialités expressives
du médium, sa capacité à faire illusion référentielle. Cela signifie que la BD, comme tout autre
média, est porteuse de contraintes (superficie de la page, images muettes, etc.) auxquelles les
auteurs doivent s’accommoder pour donner corps à leur projet fictionnel. Récemment, l’ensemble de
ces contraintes a fait l’objet d’une réinterprétation intéressante sous la plume du chercheur
Pascal Robert. Ce dernier voit dans la bande dessinée un médium habité par le paradoxe. Dans son
ouvrage d’introduction aux sciences de la communication, Daniel Bougnoux définit le paradoxe comme
le résultat d’un clivage entre un énoncé (E) et ses conditions d’énonciation (CE)5. Autrement dit, il y a paradoxe lorsque se fait
jour un déséquilibre entre le contenu du message et les modalités de son énonciation. Reprenant
cette définition du paradoxe, Pascal Robert soutient que la représentation du son et du mouvement
en bande dessinée repose sur une tension entre les conditions d’énonciation (CE) et l’énoncé (E),
dans la mesure où :
-
Les
auteurs doivent reproduire le son (E) au moyen d’images muettes (CE) ;
-
- 6 Pascal Robert, « La bande dessinée, entre
paradoxes et subversion sémiotique », in Éric Dacheux (d (...)
De
même, ils doivent représenter le mouvement (E) par le biais d’images fixes (CE)6.
- 7 Pierre Fresnault-Deruelle, « Le Fantasme de la
parole », Europe, n° 720, 1989, p. 54-64.
5Déjà en 1989,
Fresnault-Deruelle voyait dans les planches de BD un « bruissement des signes aphones »
et « un grouillement de l’immobile », que le lecteur appréhende en développant une
« oreille visuelle7 » — autant de formulations qui soulignent la nature profondément
paradoxale du médium. Du fait de ses caractéristiques matérielles, la BD papier expose donc
l’auteur à une série de clivages entre l’énoncé et l’énonciation. Qu’en est-il sur support
numérique ? Les paradoxes précités sont-ils toujours agissants dans un milieu technologique
autorisant l’usage de contenus audiovisuels ?
6On s’en doute,
l’insertion de sons et/ou d’animations permet de résoudre les paradoxes inhérents à la matérialité
bédéique. En d’autres termes, le numérique offre la possibilité de gommer l’inadéquation entre
l’énoncé et les conditions d’énonciation, puisque les sons et les mouvements (E) peuvent directement
être pris en charge par des images sonores et animées (CE). Selon les œuvres, ces possibilités
d’hybridation avec l’audiovisuel sont plus ou moins exploitées. Si certains auteurs choisissent
d’animer et de sonoriser l’intégralité de leur récit, quitte à proposer une expérience de réception
proche d’un dessin animé, d’autres font un usage plus parcimonieux des dimensions sonores et
cinétiques, de façon à rester au plus près des usages de lecture d’une BD papier. Tout est ici
affaire de dosage et de frontière : une utilisation excessive du son et de l’animation
dirigerait inévitablement l’auteur vers d’autres formes médiatiques (dessin animé, cinéma
d’animation, etc.).
7Du côté de la
réception, ce métissage avec l’audiovisuel pose évidemment la question du rythme de lecture. La
lecture d’une œuvre imprimée ne prescrit pas le temps de réception. Toutes les unités graphiques
(textes et images) étant couchées sur la surface inerte du papier, le lecteur est libre de les
parcourir à son propre rythme. Libre à lui de survoler telle ou telle planche, de sauter des
vignettes, ou encore de contempler pendant plusieurs secondes une image pleine page. Les paradoxes
présentés plus haut, en insistant sur la nécessité de traduire en langage graphique les mouvements
et sons qui composent l’univers diégétique, renvoient à cette liberté du lecteur. Or la transition
numérique de la BD interroge le devenir de cette liberté, dans la mesure où l’usage de l’audiovisuel
est susceptible d’assujettir le lecteur à un flux temporel (ou plus précisément, à un temps d’écoute
lorsqu’il s’agit seulement de sons). L’insertion de séquences sonores invite les auteurs à combiner
deux modalités d’appréhension des contenus : la première, héritée de la culture imprimée,
permet de saisir sans injonction de durée des inscriptions couchées sur le papier ; la seconde,
rattachée à l’audiovisuel (et donc au son), induit une réception temporellement prescrite.
8Ces
observations font directement écho à la dualité, théorisée par Philippe Marion, entre hétérochronie et homochronie :
- 8 Philippe Marion, « Narratologie médiatique et
médiagénie des récits », Recherches en Communication (...)
Dans un contexte hétérochrone, le temps de réception n’est
pas programmé par le média, il ne fait pas partie de sa stratégie énonciative. Le
« livre », la presse écrite, l’affiche publicitaire, la photographie, la bande
dessinée : autant de lieux où le temps de consommation du message n’est pas médiatiquement
intégré, il ne fait pas partie du temps d’émission [...]. Un média homochrone se
caractérise par le fait qu’il incorpore le temps de la réception dans l’énonciation de ses
messages. Ces derniers sont conçus pour être consommés dans une durée intrinsèquement programmée.
S’il veut recevoir normalement (contractuellement) ces messages, le destinataire doit ajuster son
temps vécu de réception à celui de l’énonciation médiatique8.
- 9 Olivier Jouvray est scénariste de bande dessinée et
cofondateur de La Revue dessinée, spécialisée (...)
9En d’autres
termes, l’homochronie se manifeste lorsque l’usager suit un enchaînement temporel prédéfini (le
visionnage d’un film, l’écoute d’un morceau musical, etc.). À l’inverse, l’hétérochronie permet au
lecteur de parcourir les inscriptions (textes, images, etc.) à son propre rythme, hors de toute
prescription temporelle (lecture d’un roman, d’une bande dessinée, etc.). Cela posé, il convient
de préciser que, pour certains auteurs de bande dessinée, l’utilisation de sons ne peut que mener
à une réception homochrone, et n’est par conséquent guère conciliable avec le mode de lecture
d’une BD. On retiendra à ce sujet une déclaration d’Olivier Jouvray9 :
- 10 Pour voir l’entretien dans son intégralité,
cf. Pascal, Robert (dir.), Bande dessinée et numérique (...)
[...] quand on lit une bande dessinée, on décide soi-même du rythme de
lecture. On peut s’attarder sur une case, en survoler une autre, relire le texte, s’arrêter,
repartir, revenir en arrière. Si l’on ajoute de la musique ou de l’animation qui sont des rythmes
imposés, il y a confrontation et non accompagnement10.
- 11 Les catégories présentées ici rejoignent évidemment
les travaux de Michel Chion sur l’utilisation (...)
10Notre
position sera plus nuancée. Si l’ajout de segments sonores peut effectivement enlever au lecteur
le privilège sur son rythme lectoral — et ainsi entrer en conflit avec une certaine représentation
de la lecture —, nombreux sont les exemples où le son s’intègre parfaitement à la narration. Par
ailleurs, il importe de souligner que l’usage de la matière sonore ne débouche pas forcément sur
une prescription temporelle. Tout dépend en effet du type de son utilisé par l’auteur. S’agissant
des BD numériques, il s’avère ainsi nécessaire d’établir une première distinction entre les sons
intradiégétiques et extradiégétiques. Les premiers sont produits dans la diégèse et sont
constitutifs de l’univers fictionnel. Les seconds, en revanche, sont extérieurs aux événements
diégétiques et n’ont de réalité que pour le lecteur (par exemple la musique d’un générique de
film). À cela s’ajoute la nécessité de distinguer les sons duratifs (qui durent plusieurs
secondes) des sons ponctuels (non voués à s’étendre dans le temps). Nous obtenons ainsi quatre
catégories de sons, répertoriées et illustrées dans le tableau suivant11 :
Tableau 1
Type de son
|
Illustration
|
Sons intradiégétiques duratifs
|
Appartiennent à cette catégorie les sons ambiants censés créer une
atmosphère globale (sifflement du vent, brouhaha d’une foule, etc.). Nous y incluons également
les diverses manifestations vocales qui peuvent s’immiscer dans le récit (dialogues, voix-off,
etc.).
|
Sons intradiégétiques ponctuels
|
Nous regroupons dans cette catégorie les sons émis dans la diégèse et
dont le déploiement temporel est de l’ordre de la soudaineté, de la quasi-fulgurance (une
détonation par exemple).
|
Sons extradiégétiques duratifs
|
Cette catégorie englobe les émissions sonores étalées sur plusieurs
secondes et dont la source est extérieure au chronotope des personnages (musique
d’accompagnement, commentaire de l’auteur, etc.).
|
Sons extradiégétiques ponctuels
|
Sont réunis ici les sons brefs dont la source se situe hors de
l’univers diégétique (on pense notamment aux effets sonores ponctuels qui accompagnent un
changement imprévu de l’image, parfois dans le but de surprendre le lecteur).
|
11Selon la catégorie considérée, la
propension d’un son à installer une situation homochrone est évidemment appelée à varier. Du fait de
leur caractère exogène, les sons extradiégétiques – qu’ils soient ponctuels ou duratifs –
ont par exemple moins de chance d’imposer un temps de réception que les sons inscrits au cœur de la
diégèse, en particulier lorsque ces derniers se déploient sur une durée assez longue.
- 12 [En ligne] http://hobolobo.net/ [consulté le 16
octobre 2018]. (...)
- 13 [En ligne]
http://professeurcyclope.arte.tv/revues/22/chapter/vide_ordures.html [consulté le 16 oc (...)
12Des quatre types de sons référencés
ci-dessus, ce sont bien sûr les sons intradiégétiques duratifs qui se rapprochent le plus de
l’homochronie. Deux possibilités s’offrent alors à l’auteur : soit celui-ci reste dans
l’hétérochronie en créant une ambiance sonore globale qui enveloppe la lecture sans la contraindre
(bruits urbains, chant des oiseaux, etc.) ; soit il choisit de rendre audibles les dialogues,
ce qui oblige le lecteur à suivre un flux parolier homochrone. La suite de cet article se propose
d’analyser ces deux cas de figure. Pour ce faire, il apparaît nécessaire de mettre en lien l’usage
des sons avec les deux autres modalités sensorielles convoquées durant la lecture d’une création
numérique, à savoir la vue et le toucher (par le biais de l’interactivité). Notre première analyse,
consacrée à la BD Hobo Lobo of Hamelin de Stefan Živadinović12, montrera
ainsi que le maintien de l’hétérochronie permet de renforcer l’immersion du lecteur dans l’espace
fictionnel en installant une intersensorialité sémantiquement pertinente entre l’œil, la main et
l’oreille. Quant à l’homochronie, son introduction dans le récit signe la perte de tout contrôle
gestuel/interactif sur l’œuvre. Le numérique étant un support manipulable par essence, la
programmation d’une séquence homochrone suppose une suspension provisoire de toute participation
interactive. La bande dessinée Vide-ordures13 de
Stéphane Oiry nous fournira de quoi analyser cette évacuation du geste par la composante sonore
– évacuation qui, nous le verrons, ouvre des possibilités intéressantes sur le plan énonciatif.
- 14 Anthony Rageul, « Le corps et le récit »,
Les Carnets de la bande dessinée, 2012, [En ligne] https (...)
13Adaptation
libre du conte Le Joueur de flûte de
Hamelin des Frères Grimm, Hobo Lobo of Hamelin de Stefan
Živadinović est une création atypique à plus d’un titre. Outre l’ambiance sonore, sur laquelle
nous reviendrons ci-après, l’œuvre tire son originalité de ses effets de parallaxe. Durant la
lecture, l’usager est en effet invité à faire défiler horizontalement, via le scrolling de son
navigateur web, un long ruban composé de trois couches superposées. Or ces dernières, comme le
précise le chercheur Anthony Rageul, « se déplacent à des vitesses différentes, en décalage
les unes par rapport aux autres. Ainsi les éléments au premier plan défilent sous nos yeux plus
vite que les éléments du second plan, et ainsi de suite jusqu’à l’arrière-plan, le plus lent de
tous. Il s’agit là d’un effet de parallaxe simulant le mouvement relatif des objets les uns par
rapport aux autres en fonction de leur éloignement lorsqu’on les regarde en se déplaçant14. » La figure 1 tente d’illustrer le
procédé mis en place par l’auteur. L’on y voit une image découpée en trois plans : le premier
plan montre un personnage et une pancarte portant l’inscription « Hamelin » (située à droite
de l’image) ; le second plan donne à voir la petite bourgade en contre-bas ; le
troisième plan, enfin, renvoie aux montages visibles en arrière-plan. Chacun de ces plans renvoie
à une couche, une strate programmée pour défiler à une vitesse préétablie.
Figure 1
Stefan Živadinović, Hobo
Lobo of Hamelin, 2011 (© Živadinović)
- 15 Nous empruntons cette métaphore de la plongée à
Pascal Robert (cf. Pascal, Robert, La Bande dessin (...)
14Combinées à
une interactivité minimale (le simple défilement de l’ascenseur horizontal), les strates de Stefan
Živadinović se mettent en mouvement sous l’action du lecteur et engendrent, du fait de la
variabilité de leur vitesse de défilement, un effet saisissant de perspective et de profondeur.
S’ensuit un puissant sentiment d’immersion, comme si le lecteur s’enfonçait dans l’espace
fictionnel, pénétrait dans l’étrange cité d’Hamelin. Or l’usage du son a précisément pour but de
renforcer cette « plongée » dans l’espace diégétique15. À cette fin, l’auteur a élaboré un environnement sonore composé de
bruitages divers : musique d’harmonica, rumeur confuse des villageois, etc. Comme dit plus
haut, de tels bruitages sont de nature hétérochrone : leur vocation première n’est pas de
prescrire le rythme de lecture, mais d’accentuer le rendu immersif découlant de l’effet
parallactique. La lecture de Hobo Lobo of
Hamelin repose ainsi sur une subtile interaction entre
l’optique (perception de la parallaxe), l’haptique (le geste du lecteur active le mécanisme
parallactique) et l’auditif (le son accompagne l’œil et la main). Le voir, le toucher et
l’entendre agissent de concert, donnent lieu à une expérience intersensorielle difficilement
envisageable sur support papier.
15Le dispositif
sonore, chez Zivadinović, a donc moins pour but de rendre audibles les faits et gestes des
protagonistes que d’installer une atmosphère générale propre à captiver l’attention du lecteur. La
question de la source (d’où vient tel ou tel bruitage ? Qui l’a produit ?) n’a finalement
que peu d’importance. Ce qui compte, c’est de construire un fond sonore qui accompagne la lecture
sans la contraindre. Ajoutons que ce rejet de l’homochronie, ici en accord parfait avec le projet
narratif de l’auteur, trouve sans doute son origine dans des difficultés de programmation. En effet,
à moins de choisir des sons ambiants qui se superposent à la lecture sans la prescrire (à l’instar
de Hobo Lobo of Hamelin), le démarrage d’un son intradiégétique directement lié aux actions des
protagonistes (frapper à une porte, engager un dialogue, etc.) implique une synchronisation parfaite
entre le déclenchement de la séquence audio et l’emplacement du scrolling. C’est lorsque le lecteur
atteint tel ou tel passage qu’un bruitage particulier, spécialement conçu pour se manifester à tel
moment, doit se faire entendre. Dans un récent article consacré à Phallaina, une autre BD
numérique pensée exclusivement pour le scrolling, les concepteurs Benjamin Hoguet et Manon Chauvin
rendent bien compte des difficultés à synchroniser l’acte de défilement et l’activation d’un
son :
- 16 Manon Chauvin et Benjamin Hoguet,
Interactivité et transmédia : les secrets de fabrication, Châtea (...)
Dans Phallaina, la progression continue de l’histoire par un
simple glissement du doigt rend la synchronisation du son [...] complexe. Dans l’audiovisuel ou
l’animation, le déclenchement d’un son se fait en fonction d’un timecode, c’est-à-dire
qu’il se lance à la troisième minute par exemple. Or en ce qui nous concerne, le temps de lecture
est propre à chacun. Pour arriver à la scène où Audrey plonge pour la première fois en apnée — et
où vous entendez sa respiration et le bruit d’un corps s’immergeant dans l’eau — certains vont
prendre cinq minutes là où d’autres vont rester en contemplation pendant quinze... Les sons
doivent donc se déclencher à un certain niveau de progression de l’histoire et non au bout d’un
certain temps de lecture16.
- 17 Edmond Couchot et Norbert Hillaire, L’Art
numérique : comment la technologie vient au monde de l’a (...)
- 18 À notre connaissance, peu de BD basées sur une
lecture défilante intègrent un déroulement automati (...)
16Comme le
soulignent Edmond Couchot et Norbert Hillaire17, la programmation d’une œuvre numérique suppose un dialogue entre un
« auteur-amont » (le concepteur de l’œuvre) et un « auteur-aval » (le récepteur). Le
premier programme, anticipe le faire du second. Or, la vitesse de défilement d’une barre
d’ascenseur étant potentiellement variable selon l’individu, il peut s’avérer difficile d’obtenir
une parfaite coordination entre le geste du lecteur et le démarrage du son. Pour surmonter cet
écueil, un moyen radical consiste à ôter au lecteur tout contrôle sur la barre de défilement.
Cette dernière est alors prise en charge par l’ordinateur, avance de manière automatique pendant
un laps de temps plus ou moins long au cours duquel un fragment sonore se fait entendre. La
conséquence directe d’un tel procédé est bien sûr de faire basculer la lecture dans l’homochronie,
dans la mesure où le lecteur perd littéralement la main sur l’enchaînement des unités
narratives18. De cela, il ressort que les mécanismes interactifs — ici l’utilisation du
scrolling — amènent les auteurs à privilégier certains types de sons (par exemple les sons
d’ambiance chez Zivadinović), et à en délaisser d’autres. L’analyse d’une seconde bande dessinée,
dont la lecture repose non sur le scrolling mais sur le clic, nous permettra d’approfondir cette
interrelation entre interactivité et composante sonore.
- 19 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique
générale, Paris, Fayot, 1995, p. 103.
17Dans
certaines œuvres, il peut arriver que la présence de sons intradiégétiques débouche sur une
temporalité homochrone. Tel est le cas, entre autres, lorsque l’auteur choisit de rendre audibles
les dialogues ou monologues. Les répliques des protagonistes ne sont dès lors plus sous la
responsabilité des bulles, mais sont directement prises en charge par des extraits sonores. Du
côté du lecteur, l’affirmation d’une énonciation vocalisée signe ipso facto le triomphe de
l’homochronie sur l’hétérochronie. Il est en effet connu, depuis Saussure, que les
« signifiants acoustiques ne disposent que de la ligne du temps ; leurs éléments se
présentent l’un après l’autre ; ils forment une chaîne. Ce caractère apparaît immédiatement
dès qu’on les représente par l’écriture et qu’on substitue la ligne spatiale des signes graphiques
à la succession dans le temps19. » Le support numérique, en donnant aux personnages une voix qui
s’écoute (et non
plus qui se lit),
réintroduit la linéarité du signifiant oral dans l’expérience de lecture. À la spatialisation des
bulles sur la surface de la page se substitue alors un flux phonique que le lecteur est invité à
suivre, sans possibilité de s’en soustraire (à moins de sauter délibérément le passage en
question, au risque de faire l’impasse sur des informations diégétiques importantes).
18Comme nous
l’évoquions plus haut, énoncer de vive voix les dialogues est une opération difficile à mettre en
place lorsque la lecture repose sur le scrolling (la vitesse de défilement, propre à chaque
individu, rendant malaisée la synchronisation entre le geste et le début de la séquence sonore). La
tâche est en revanche moins ardue lorsque l’auteur délaisse le défilement au profit d’une autre
modalité interactive, à savoir le clic. Le processus de lecture se déroule dès lors de la façon
suivante : à chaque clic du lecteur (ou à chaque pression sur l’écran tactile) une nouvelle
unité narrative (une bulle, une image, etc.) apparaît à l’écran. De toute évidence, l’usage exclusif
du clic facilite l’insertion de contenus sonores. Ce dernier fonctionne en effet à la manière d’un
déclencheur, les sons étant programmés pour se lancer lorsque le lecteur, arrivé à un point précis
du récit, active un organe d’entrée (une souris par exemple). Les clics sont ainsi semblables à des
bornes, entre lesquelles il est aisé d’intercaler un segment audio.
- 20 [En ligne] http://professeurcyclope.arte.tv/
[consulté le 16 octobre 2018]. (...)
19Un exemple
prégnant de cette rencontre fructueuse entre le son et le clic nous est donné dans la BD
Vide-ordures de
Stéphane Oiry. Cette œuvre, publiée dans la revue en ligne Professeur Cyclope20 en septembre 2015, a pour particularité d’être ponctuée de nombreuses
répliques prononcées par l’auteur lui-même. Le récit s’ouvre ainsi sur une confession étrange du
personnage principal, lequel déclare de vive voix : « J’ai un drôle de rapport avec les
vide-ordures. » Cette courte phrase, bien que n’excédant pas trois secondes, introduit un temps
d’écoute homochrone. L’émission sonore impose sa linéarité et enlève au lecteur tout contrôle
interactif sur le déroulement des actions diégétiques. Notons également que l’emploi de la
première personne, conjuguée à la relation indicielle qui unit le sujet parlant (Oiry lui-même) à
sa propre voix, donne à cette histoire une aura autobiographique. Or le caractère rétrospectif est
sans cesse remis en question par l’affichage de cartons textuels hétérochrones. Ceux-ci,
semblables aux intertitres d’un film muet, s’immiscent entre les passages sonorisés et les
commentent sur un ton teinté de drôlerie. Prenons pour exemple le troisième intertitre, lequel
s’interpose entre deux répliques préenregistrées :
-
Dans la première séquence sonore, le narrateur prononce la phrase
suivante : « Le vide-ordures est un gouffre, une porte spatio-temporelle qui me
replongerait en enfance. »
-
Une fois ce passage terminé, un simple clic fait apparaître un carton
portant l’inscription : « Non, je ne raconte pas bien, c’est pas rigolo.
Reprenons : » (figure 2).
-
Le clic suivant, enfin, déclenche une nouvelle séquence vocale, au cours
de laquelle le narrateur déclare : « Apprêtez-vous à entrer dans une nouvelle
dimension. La trappe du vide-ordures ouvre sur une contrée dont la seule frontière est votre
imagination. »
Figure 2
Stéphane Oiry,
Vide-ordures, 2015 (© Professeur Cyclope/Oiry)
20Les cartons introduisent ici une
polyphonie. Deux instances énonciatives cohabitent en effet au sein du récit : d’une part une
énonciation sonore, qui se donne pour tâche de nous conter une histoire ; d’autre part une
énonciation textuelle porteuse d’une dimension réflexive (car il s’agit bien de commenter, sur un
ton ironique, les interventions orales). Évidemment, le lecteur comprend assez vite que ces deux
foyers énonciatifs renvoient à un même narrateur (ce qu’atteste l’usage du « je » dans les
intertitres et les extraits lus à voix haute). Le double jeu auquel se livre ce dernier
– d’un côté narrer oralement certains pans du récit, de
l’autre ironiser ce qui est raconté via des cartons textuels – fait
cependant planer un doute sur la valeur autobiographique des répliques oralisées, en permanence
contrariée par des intertitres à caractère ironique. Il s’agit donc d’apporter un contrepoint aux
énoncés sonores en imitant une technique d’énonciation antérieure au cinéma parlant. Ainsi, au moyen
d’une stratégie énonciative qui entrecroise expression sonore et référence au muet, Oiry met en
scène le rapport, instauré par le numérique, entre l’hétérochronie associée aux mentions écrites
(les intertitres ne prescrivent pas la lecture) et l’homochronie induite par les fragments sonores.
- 21 André Gaudreault et Philippe Marion, La Fin du
cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Pa (...)
21Arrivé à ce
point, il est possible de reprendre à notre compte une question de Philippe Marion et André
Gaudreault : « La bande dessinée perd-elle son “âme épiphanique” lorsque les
possibilités du numérique l’autorisent à s’ouvrir […] à l’homochronie21 ? ». Par « âme
épiphanique », il faut entendre les caractéristiques énonciatives et sémiotiques du médium
telles qu’elles se sont constituées sur support papier. On l’a vu, la narration bédéique repose
sur une série de paradoxes, c’est-à-dire de clivages entre des conditions d’énonciation
imposées par la matérialité de la page (impossibilité de recourir au canal sonore) et les
impératifs liés à la construction de l’énoncé (par exemple rendre
compte des sons émis dans la diégèse). Cette situation paradoxale a deux conséquences : d’une
part, elle conduit l’auteur à construire son récit sur la base d’une énonciation exclusivement
graphique (bulles, onomatopées, etc.) ; d’autre part, la nature graphique du médium entraîne
une réception de type hétérochrone, le lecteur réglant lui-même son rythme de lecture. En
autorisant la perception des sons, le numérique rompt évidemment avec cette logique paradoxale et
bouscule, par conséquent, les propriétés matérielles, énonciatives et lecturales du médium.
- 22 Voir à ce sujet Thierry Groensteen, Bande
dessinée et narration, Paris, PUF, 2011, p.75.
- 23 Pascal Robert (dir.), Bande dessinée et
numérique, Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 17.
- 24 Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et
littérature, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 141.
22Si cette
invitation à écouter, et non plus seulement à voir, n’a pas manqué de susciter des réticences dans
la littérature académique22, force est de constater qu’elle ouvre des possibilités intéressantes en
matière d’immersion et de réflexivité. Ainsi, dans Hobo
Lobo of Hamelin, les éléments sonores s’inscrivent dans
un dispositif intersensoriel visant à plonger le lecteur (par la vue, le geste et l’ouïe) dans
l’espace diégétique – et ce, rappelons-le, en conservant
une réception hétérochrone. Cela posé, il convient de rappeler que cette projection dans l’univers
fictionnel est déjà agissante sur support papier. À ce sujet, Pascal Robert souligne que la BD
papier possède « cette capacité à véritablement projeter au travers de la page elle-même […]
un espace 3D auquel elle donne accès par le truchement des cases et que le lecteur participe à
explorer et reconstruire23 ». L’ambiance sonore élaborée par Živadinović, pensée en
complémentarité avec l’effet de parallaxe, ne fait dès lors qu’accroître un sentiment d’immersion
déjà ressenti devant une planche imprimée. De même, la narration polyphonique observable dans
Vide-ordures de
Stéphane Oiry, fondée sur un dialogue fructueux entre le son et le texte, participe de ce que
Jacques Dürrenmatt nomme des « techniques d’énonciation complexes », lesquelles se sont
affirmées « dans le champ de la bande dessinée à la fin des années 197024 » (parmi ces techniques, citons
l’entremêlement des voix, les variations de points de vue, etc.). Si la création de Oiry se
démarque donc des œuvres papier, du fait notamment de l’utilisation de sons homochrones, elle
s’inscrit également dans le prolongement d’expérimentations énonciatives bien installées dans
l’histoire du neuvième art. Se fait ainsi jour une dialectique, tant chez Živadinović que chez
Oiry, entre rupture (usage de sons, résolution des paradoxes) et continuité (renforcement du
sentiment immersif, complexité énonciative, etc.). Sans doute le devenir numérique de la bande
dessinée – de son « âme épiphanique » diraient
Marion et Gaudreault – réside-t-il dans cette
articulation entre continuité et rupture, entre héritage et nouveauté ; une articulation
certes difficile à gérer pour les auteurs, mais qui s’avère des plus stimulantes sur les plans
artistique et narratif.